Les braves gens aiment que l’on suive une autre route qu’eux…

La reconversion professionnelle est une rupture inéluctable avec l’existant, on aurait tort de dire qu’elle est librement choisie.Car lorsqu’elle découle des difficultés d’une entreprise, elle s’impose aux salariés concernés. Et lorsque l’on souhaite volontairement se reconvertir, quelque part, c’est que ça s’impose !

Dans l’univers du travail, je crois plus au besoin de changement qu’à son envie, le travail est le principal vecteur d’intégration sociale, pas une glace à la myrtille. Se reconvertir, une fois n’est pas coutume, est un mot qui parle de lui-même, « étymologiquement », Se-Re-con-vertir, se-tourner-avec-de nouveau, ou l’action imposée à soi de bifurquer avec une idée en tête (ou une direction), de nouveau… 


C’est ce « de nouveau » qui m’intéresse, car il implique qu’une direction a déjà été suivie auparavant, celle d’un premier métier, celle d’un choix de cursus scolaire, celle d’une localisation géographique, celle d’un secteur d’activité, celle d’une première conversion… Autant de préalables qui viennent solidement configurer la vision du travail et le comportement au quotidien. Un environnement de travail qui modifie les comportements ? On pensera immédiatement à la « déformation professionnelle », expression que j’estime un peu trop négative dans l’imaginaire collectif (ça me fait penser à une malformation), aussi, dans notre cas, je parlerai plus d’une transformation professionnelle.


La transformation professionnelle consistera à acquérir une nouvelle configuration psychologique particulière imposée par une exposition d’une durée suffisante dans un contexte de travail défini et qui impliquera de fait l’émergence de comportements sociaux particuliers. 
Concrètement, on entendra, « dix ans dans la police, ça change un homme », « quinze ans dans la grande distri, on me la fait pas à moi », « après vingt ans en cabinet d’expertise comptable, vous n’allez pas m’apprendre à m’organiser », ou encore ma préférée « après tout ce que j’ai vu depuis six jours aux urgences, je suis blindé maintenant» Un peu cliché, je vous l’accorde, mais il y a du vrai…


Ceci pour mettre en lumière que la Reconversion est un processus qui nous atteint plus  souvent et plus en profondeur que nous le pensons. Chaque changement de son modèle de valeurs est une reconversion, qui induit mécaniquement une destruction partielle ou totale du modèle de valeurs précédent.


Au cours de mes dérades, il m’arrive d’accompagner certaines personnes en besoin de reconversion professionnelle, issus de tous horizons.Deux types de populations ont particulièrement retenu mon attention ces dix dernières années, les Officiers de l’Armée de Terre et les Sportifs de haut niveau. 


Dans le premier cas, un ancien Colonel, chef de corps d’un régiment de 800 personnes, jouissant d’un statut social plutôt reconnu, pensera pouvoir naturellement occuper un poste de direction dans n’importe quelle société privée du « civil ». Je ne vous détaillerai pas les difficultés que je rencontrais à convaincre certains officiers que leurs compétences sont incontestables, transférables mais pas aussi naturellement qu’ils ne le pensent.

« Vous savez, Mon Colonel, permettez-moi de vous rappeler que le management en entreprise est très différent de celui que vous avez pu exercer en régiment »

« Pourquoi donc? Je gérais 800 personnes, et ça filait droit, je vous assure »

« J’en suis sûr Mon Colonel. Cela dit, vos Hommes étaient mus, j’ose imaginer, d’un esprit de corps, d’une cohésion (garante de l’institution et garantie par l’institution) que vous ne retrouverez pas forcément sur une ligne de production industrielle ou dans une équipe de commerciaux itinérants. La bonne application de vos consignes (ordres) ne sera effective que si votre modèle de management n’est pas uniquement directif, mais aussi adapté à chaque contexte ou personne, et puis il y a les syndicats… » (silence gêné, suivi d’une lueur d’inquiétude dans ses yeux)

« Ah bon? »

« Oui ça s’apprend, ne vous inquiétez pas ».


Le Militaire en reconversion se heurte aussi, et surtout, au mur de la rentabilité, de la productivité et de la concurrence quotidienne, en d’autres termes au modèle capitaliste sur lequel reposent nos entreprises privées. Autant de notions qui ne sont pas aussi explicitement vécues dans le cadre quotidien de l’Armée de Terre, où il est plus question d’efficacité, de préparation, de réactivité, de discipline (notions effectivement transférables, mais pas de façon si évidente).

Dans le second cas, il s’agissait d’accompagner des sportifs de haut niveau en « fin de carrière », soit entre trente et quarante ans… J’ai vu des athlètes, dont les efforts considérables, les échecs, les blessures ont souvent forgé un mental d’acier, se retrouver, hélas, perdus lorsqu’ils doivent se reconvertir dans un monde du travail plus traditionnel, dont ils ignorent parfois la complexité des rouages. 


A un exercice de simulation d’entretien en groupe, avec des athlètes issus de diverses disciplines (cyclisme, sports de combat et athlétisme…), alors que je demandais à mes « candidats » d’évoquer avec moi le contenu de leurs expériences qui pourraient intéresser un recruteur, tous m’ont décrit leur stage en entreprise en classe de 3ème (après plus de quinze ans parfois…). 


Aucun n’a abordé son parcours sportif, les heures d’entraînement, les participations aux J.O, les podiums aux championnats du monde individuel ou en équipe, l’honneur qu’ils ont éprouvé de représenter leur pays, partout dans le monde… Aucun! Une grande et admirable humilité les a tous proscrit dans une forme de timidité professionnelle, car ils pensaient que ça n’intéresserait aucun recruteur. Pourtant, et en guise d’exemple, combien d’équipes commerciales se pavaneraient d’avoir un champion dans leur effectif, qui a passé sa vie en « mode atteinte des objectifs », qui ne recule pas devant l’effort, se relève après un échec, et qui aura mille anecdotes passionnantes à partager. 

Ces deux exemples d’accompagnement de reconversion, l’Officier de l’Armée de Terre et le Sportif de haut niveau, métiers dans lesquels le goût de l’effort et l’auto-discipline sont omniprésents, permettent d’illustrer le constat suivant: plus un individu a évolué dans un environnement à fortes valeurs coercitives et de cohésion, plus la reconversion sera brutale en termes de destruction de sa configuration psychologique précédente, afin d’en accepter une nouvelle.


Ce n’est pas un hasard si les sociétés investissent dans la valorisation de leur « Culture d’entreprise ». C’est à dire de créer un état d’esprit auquel se rattacher, de faire valoir une identité, des valeurs, de règles et de comportements à suivre pour appartenir au Groupe. Ce n’est sûrement pas un hasard non plus si la prise de conscience RH de cet enjeu coïncide avec la curieuse vague de DRH recrutés dans les rangs de l’Armée dans le milieu des années 80. Peut-être ces sociétés espéraient-elles pouvoir créer une valeur ajoutée à la gestion du personnel traditionnelle en parvenant à créer un esprit de corps comparable à celui de l’Armée? (Je laisse cette question ouverte, à cette époque j’étais plus occupé à collectionner mes vignettes Panini)

De mon point de vue, la Reconversion a de beaux jours devant elle, et ce pour deux raisons. 

La première est que pour un recruteur (en interne ou un externe), elle peut s’inscrire dans la recherche d’une valeur ajoutée à l’existant, ou d’une différenciation de l’existant. Un individu en reconversion pourra justifier de fait d’une « double compétence ».Ce qui, je vous l’accorde, se greffe à une prise de risque mutuelle (le recruteur et le recruté) aux premiers mois de la prise de poste. 


La seconde raison vient habiller la première, en effet, cette prise de risque est lissée par un monde du travail au sein duquel un individu peut, ou doit, changer régulièrement de société ou de poste dans sa carrière.  


Alors que changer de voie, repartir à zéro, « tuer le père », pouvait encore être perçu comme un comportement déviant ou suspect il y a encore quelques années, changer est aujourd’hui devenu normal (au sens de « rentré dans la norme »), on ne passe plus toute sa vie dans la même entreprise…


J’irai plus loin en affirmant que la Reconversion tend à devenir un « comportement socialement admiré ». Car en 2020, et n’en déplaisent aux tasse-braises, les braves gens aiment que l’on suive une autre route qu’eux…